À l’occasion de la sortie de son premier ouvrage Ceux qui ne sont rien, le journaliste-militant Taha Bouhafs met en lumière les invisibles qui portent les luttes sociales françaises depuis 2016. Il répond aux questions de la rédaction d’Hiya.
Quelle est l’intention de ce premier ouvrage ?
Ce livre est un récit d’apprentissage politique à la première personne, qui se veut accessible. Tout commence en 2016, devant la préfecture de l’Isère contre la loi Travail. Je ne sais pas trop ce qui se joue. Puis, de mobilisations en mobilisations, j’apprends beaucoup sur la vie politique de ce pays. J’ai essayé de raconter ces luttes de l’intérieur, restituer une ambiance, les désillusions du militantisme, la fierté qu’on peut ressentir et la force de la convergence de ces luttes.
Ton militantisme commence en 2016. Ta conscience politique préexistait-elle à ton engagement ?
Dans les milieux populaires, il y a souvent cette croyance que tout ça n’est pas pour nous : que c’est trop compliqué, que ça ne va rien changer, que ça ne nous ressemble pas. La raison pour laquelle je me suis engagé à 18 ans, c’est parce que je bossais dans un snack pour 400 euros par mois, je n’avais aucune perspective. Et là, j’ai réalisé qu’à défaut de pouvoir changer ma situation, je pouvais peut-être changer la société. Karl Marx disait : “c’est l’existence qui détermine la conscience”. Mon existence, c’était ma condition de jeune rebeu précaire.
C’est une forme d’invitation à l’engagement. C’est un livre que j’aurais aimé lire avant ma première manifestation.
Qu’est-ce qui est à l’origine de cette prise de conscience ?
Quand j’ai appris qu’une histoire des luttes existait, que tout un tas de gens se sont organisés et dressés avant moi. J’ai eu la chance que la culture populaire me transmette ces héritages. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre. C’est une forme d’invitation à l’engagement. C’est un livre que j’aurais aimé lire avant ma première manifestation.
Tu parles beaucoup de la chance qui t’as mené vers le militantisme. Ce n’est qu’une question de chance, pas aussi de travail ?
Je ne veux pas dire aux gens qu’il suffit de se retrousser les manches pour y arriver, c’est pas vrai. Ce qui est possible, c’est d’avoir une conscience collective de nos intérêts, de notre histoire, de nos destins et de s’organiser. Le concept même de réussite sociale est biaisé. Il y a quatre ans, je vendais des kebabs et aujourd’hui, je suis journaliste. On pourrait considérer que c’est une forme de réussite. Mais comment considérer que c’est une réussite quand aujourd’hui encore, je peux me faire contrôler et maltraité par un flic dans la rue ? Comment considérer que c’est une réussite quand ma petite sœur qui porte le voile est exclue du marché de l’emploi ?
Je ne veux pas crier “Yes we can” mais : on peut remettre en cause un système lorsqu’on s’organise.
Tu confies avoir moins de colère avec les années, peut-on vraiment militer sans colère ?
On a appris une chose aux pauvres et aux immigrés, c’est de ne pas faire trop de bruit, de rester à sa place, de rester calme si la police te contrôle. Au contraire, il faut qu’on revendique collectivement. Il s’agit plus de se faufiler, faire des grandes écoles et se revendiquer transfuge de classe. C’est dangereux car ça renvoie le message que la méritocratie existe. À travers ce livre, je ne veux pas crier “Yes we can” mais : on peut remettre en cause un système lorsqu’on s’organise.
Pourtant, la France avait besoin d’un mouvement comme celui-là : zones rurales, périurbaines et banlieues réunies.
Dans ton livre, tu rappelles l’importance de la convergence des luttes. Celle-ci est-elle facile à mettre en œuvre en France ?
Au début du mouvement des gilets jaunes, certaines chaînes relaient l’idée selon laquelle c’est un mouvement sans immigration, sans diversité, voire raciste. Ça m’a mis la puce à l’oreille, je me suis demandé : depuis quand le racisme est si préoccupant ? Toutes les formations politiques ont toujours été majoritairement blanches. La vérité, c’est que souvent, l’union inquiète. Pourtant, la France avait besoin d’un mouvement comme celui-là : zones rurales, périurbaines et banlieues réunies.
Les chants structurent tes chapitres, qu’est-ce que cela représente pour toi de chanter ensemble en manifestation ?
Médine dit “chaque révolution a sa bande-son”. Du Chili en Algérie, les chants sont puissants et galvanisants. Ça permet de se reconnaître en tant que communauté, d’avoir des marqueurs culturels communs. Certains associent ça au côté purement folklorique de la lutte mais c’est plus que ça.
Tu évoques aussi les victoires du militantisme à travers la lutte des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles. Comment les rendre visibles dans le temps ?
Il faut célébrer ces femmes. Il faut arrêter avec ces discours de défaite. Parfois, on gagne,comme les salariés de Chronopost ou ceux du McDonald’s dans les quartiers Nord de Marseille. Que ce soit à travers des livres, des films, des tweets, on crée des contre discours, des contre récits. Tout cela participe à la bataille culturelle que l’on doit mener pour gagner la bataille politique. Et c’est pour ça que la couverture du livre est colorée. Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis ne venaient pas avec une mine défaite devant leur piquet de grève. Elles venaient en boubou, elles étaient colorées, elles dansaient. Il faut sortir de la caricature qu’on fait de nous. Jusqu’à la victoire finale.
C’est quoi la victoire finale ?
Bonne question. C’est une société où on est solidaires les uns avec les autres, c’est une
société qui est douce envers ses membres, envers la planète. Et non pas une société de divisions, de haine. Mais on n’y est pas encore.